Comment les médias sont devenus nouveaux

— Lev Manovich

Le 19 août 1839, le palais de l'Institut à Paris se remplir de parisiens curieux venus entendre la description officielle d'un nouveau processus de production inventé par Louis Daguerre. Celui-ci, déjà réputé pour son diorama, avait baptisé son nouveau procédé du mon de daguerréotype. Selon un contemporain de Daguerre, « quelques jours plus tard, les boutiques des opticiens virent affluer des amateurs impatients de se procurer les daguerréotype et l'ont voyait partout de ces appareils braqués sur les bâtiments. Tout le monde voulait enregistrer la vue qu'il avait de sa fenpetre et bien chanceux était celui qui parvenait du premier coup à obtenir la silhouette des toits se découpant dans le ciel ». LA folie médiatique avait commencé. En moins de cinq mois, plus de trente descriptions différentes de la technique furent publiées un peu partout dans le monde, à Barcelone, Edimbourg, Naples, Philadelphie, Stokholm. L'imagination du public fut d'abord subjuguée par les daguerréotypes d'architectures et de paysages ; deux ans plus tard, suite à diverses améliorations techniques, des galeries de portraits avaient ouvert partout, et tout le monde se précipitait pour se faire portraiturer par le nouvel appareil médiatique.

En 1833, Charles Babbage commença à travailler à une invention qu'il baptisa « machine analytique ». Celle-ci contenait la plupart des caractéristiques essentielles de l'ordinateur numérique moderne. On entrait les données et les instructions au moyen de cartes perforées. Les informations étaient stockées dans la mémoire de la machine. Un appareil de traitement des données que Babbage appelait « moulin » les lisait et écrivait les résultats dans cette mémoire. Il était prévu que ces résultats, une fois complets, soient imprimés sur unes imprimante. La machine était conçue pour effectuer n'importe quelle opération mathématique ; elle pouvait non seulement suivre le programme qu'on introduisait sur les cartes, mais décider également de l'ordre des instructions à exécuter au fur et mesure des résultats obtenus. Toutefois, contrairement au daguerréotype, pas un seul exemplaire de la machine ne fut achevé. Alors que l'invention du daguerréotype, un outil médiatique moderne servant à la reproduction de la réalité, eut un impact immédiat sur la société, les effets du calculateur de Babbage se firent attendre.

Il est intéressant de noter que l'idée qu'avait eue Babbage d'utiliser des cartes perforées pour stocker l'information lui avait été suggérée par une machine programmée antérieure. Vers 1800, Joseph Marie Jacquard inventa un métier à tisser contrôlé automatiquement par des cartes perforées en papier. Le métier à tisser servait à tramer des images figuratives complexes, comme le portrait de Jacquard lui-même. Dans son travail sur la machine analytique, un ordinateur généraliste de calcul numérique, Babbage s'inspira de cet ordinateur « spécialisé », pour ainsi dire, dans les représentations graphiques. Comme le dira Ada Augusta, supportrice de Babbage et première programmatrice: « La machine analytique tisse des motifs algébrique tout comme le métier à tisser dessine la trame de fleurs et de feuilles ». Une machine programmée synthétisait donc déjà des images avant de servir au traitement des nombres. Bien que les historiens des ordinateurs ne fassent pas grand cas du lien entre le métier à tisser de Jacquard et la machine analytique (puisque pour eux la synthèse d'images informatiques ne représente qu'une application parmi des milliers d'autres de l'ordinateur numérique moderne), il est en revanche très significatif pour un historien des nouveaux médias.

Le fait que les deux trajectoires (l'évolution des médias modernes et celle des ordinateurs) aient des origines quasi contemporaines n'a rien d'étonnant. Les machines médiatiques et informatiques étaient l'une et l'autre absolument nécessaire au fonctionnement des sociétés de masse modernes. La capacité de diffuser les mêmes textes, images et sons à des millions de citoyens, inculquant ainsi des croyances idéologiques communes, était aussi essentielle que celle de garder une trace de leur certificat de naissance, du registre de leurs emplois successifs, de leur casier judiciaire ou de leur dossier médical. La photographie, le cinéma, l'impression offset, la radio et la télévision rendirent possible la première et l'ordinateur la seconde. Les médias de masse et le traitement des données sont des technologies complémentaires; elles apparaissent ensemble et évoluent côte à côte, rendant ainsi possible la société de masse moderne.

Les deux trajectoires suivirent longtemps des routes parallèles sans même se croiser. Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, de nombreux tabulateurs et calculateurs mécaniques et électriques furent mis au point ; ils devinrent de plus en plus rapides et leur usage se répandit. Selon un mouvement analogue, nous assistons à la naissance de médias modernes permettant, comme nous l’avons vu, le stockage d’images, de séquences d’images, de sons et de textes sous des formes matérielles diverses : plaques photographiques, pellicules, disques de Gramophone, etc.

Retraçons plus avant cette histoire commune. Dans les années 1890, les médias modernes firent de nouveaux progrès lorsque les photographies statiques furent mises en mouvement. En janvier 1893, le premier studio de cinéma, la  « Black Maria » d'Edison, commença à produire des courts-métrages de vingt secondes qui étaient projetés dans des salles spéciales de kinétoscope. Deux ans plus tard, les frères Lumière présentèrent leur nouvelle hybride caméra/projection, le cinématographe, d'abord à une assemblée de scientifiques et, plus tard, en décembre 1895, à des spectateurs payants. En moins d'un an, des publics de Johannesburg, de Bombay, de Rio de Janeiro, de Melbourne, de Mexico et d'Osaka purent découvrir la nouvelle machine médiatique qu'ils trouvèrent irrésistible. Les plans devinrent progressivement plus longs, la mise en scène de la réalité devant la caméra et le montage subséquent d'échantillons se firent plus complexes, les copies se multiplièrent. À Chicago et Calcutta, Londres et Saint-Pétersbourg, Tokyo et Berlin ainsi que dans des milliers d'endroits de moindre importance, les images cinématographiques allaient apaiser des publics confrontés hors de la salle de cinéma à un environnement chargé d'informations de plus en plus denses, un environnement auquel ils ne pouvaient plus faire face adéquatement au moyen de leur propre système d'échantillonnage et de traitement de données : leur cerveau. Les voyages de détente effectués à intervalles périodiques dans les salles obscures des cinémas étaient devenus une technique de survie routinière pour les sujets de la société moderne.

Les années 1890 furent une décennie cruciale, non seulement pour le développement des médias, mais également pour celui du calcul. Si les cerveaux individuels étaient submergés par la quantité d'informations qu'il leur fallait traiter, il en allait de même pour les entreprises et les états. En 1887, le Bureau du recensement américain s'employait encore à interpréter des chiffres de 1880. Pour le recensement de 1890, l'agence adopta des machines de tabulations électriques conçues par Herman Hollerith. Les données recueillies sur chaque personne furent collectées dans des cartes et 46 804 recenseurs remplirent en tout 62 279 766 formulaires. Le tabulateur d'Hollerith entraîna l'adoption des machines à calculer par le monde des affaires. Au cours de la décennie suivante, les tabulateurs électriques firent partie de l'équipement normal des compagnies d'assurance, des services publics, des bureaux des compagnies de chemin de fer et des services de comptabilité. En 1911, la Tabulating Machine Company d'Hollerith fusionna avec trois autres compagnies pour former la Computing-Tabulating-Recording Company et en 1914, Thomas J. Watson fut choisi pour la diriger. Dix ans plus tard, son chiffre d'affaires avait triplé et Watson la rebaptisa «International Business Machines Corporation », ou IBM. Au XXe siècle, 1936 fut une année décisive dans l'histoire des médias et du calcul. Le mathématicien britannique Alan Turing écrivit un article intitulé « On Computable Numbers » ( « Sur les nombres calculables ») qui allait avoir une influence énorme. Il y présentait la description théorique d'un ordinateur multi-usage qui reçut plus tard le nom de son inventeur «la machine de Turing universelle». Bien que ne pouvant exécuter que quatre opérations, l’appareil etait en mesure d’effectuer tout calcul dont un humain était capable et d’imiter également tout autre machine à calculer. Il fonctionnerait en lisant et en écrivant les chiffres sur un ruban sans fin. Celui-ci, à chaque étape du processus, était accéléré pour rechercher la commande suivante, lire les données ou écrire le résultat. Le schéma général de la machine ressemble étrangement à un projecteur de film. Est-ce une coïncidence ?

Si nous en croyons l’étymologie du mot cinématographe, qui signifie « écriture en mouvement », le cinéma consiste essentiellement à enregistrer et à stocker des données visibles sous forme matérielle. Une caméra enregistre des données sur pellicule ; un projecteur les lit. Ce dispositif cinématographique ressemble à un ordinateur sur un point essentiel : le programme et les données de ce dernier doivent en effet être mis en mémoire dans un médium quelconque. C’est pour cette raison que la machine de Turing universelle ressemble à un projecteur de cinéma. Elle est tout à la fois une sorte de caméra et de projecteur qui lit les instructions ainsi que les données stockées sur un ruban sans fin et qui les écrit à d’autres endroits. En fait, la mise au point d’un médium de stockage adéquat et d’une méthode de codage des données représente un épisode important de la préhistoire du cinéma et de l’ordinateur. Comme nous le savons, les inventeurs du cinéma jetèrent finalement leur dévolu sur des images discontinues enregistrées sur un ruban sur un ruban de celluloïd. Quant aux inventeurs de l’ordinateur (lequel nécessitait une vitesse d’accès beaucoup plus grande ainsi que la capacité de lire et d’écrire plus rapidement les données), ils décidèrent finalement de stocker ces données électroniquement, selon le code binaire.

Les histoires des médias et du calcul s’entrelacèrent encore davantage lorsque l’ingénieur allemand Zonrad Zuse entreprit de construire un ordinateur dans la salle de séjour de ses parents à Berlin, l’année même où Turing écrivait son célèbre article. L’ordinateur de Zuse fut le premier à fonctionner numériquement. L’une de ses innovations consista à utiliser un ruban perforé pour contrôler les programmes informatiques. Le ruban en question était en réalité un film 35mm mis au rebut. L’un des fragments de cette pellicule qui à été conservé montre un code binaire perforé sur les images d’origine d’un plan d’intérieur. Une scène qui se rencontre typiquement au cinéma (deux personnes dans une pièce, engagées dans une action quelconque) devient le support d’un ensemble de commandes informatiques. La signification et l’émotion que ce plan pouvait éventuellement véhiculer ont été anéanties par la nouvelle fonction de la pellicule, celle de support de données. L’ambition affichée par les médias modernes de créer des simulations de la réalité sensible est de même éliminée ; les médias sont ramenés à leur condition originelle de supports d’informations, ni plus ni moins. Dans un remake technologique du complexe d’Œdipe, un fils tue son père. Le code iconique du cinéma est abandonné au profit du code binaire, plus efficace. Le cinéma devient esclave de l’ordinateur.

Mais l’histoire ne s’arrête pas la. Elle contient un nouvel épisode, heureux celui-ci. La pellicule de Zuse, avec son étrange superposition de codes binaire et iconique, préfigure la convergence qui suivra un demi-siècle plus tard où les deux trajectoires historiques, séparées jusque-là, se rejoignent finalement. Les médias et l’ordinateur, le daguerréotype de Daguerre et la machine analytique de Babbage, le cinématographe des frères Lumière et le tabulateur d’Hollerith, fusionnent. Tous les médias existants sont traduits en données numériques accessibles par l’ordinateur. Résultat : représentations graphiques, images en mouvement, sons, formes, espaces et textes deviennent calculables, c’est-à-dire de simples ensembles de données informatiques. Bref, les médias deviennent les nouveaux médias.

Cette rencontre des deux trajectoires modifie aussi bien l’identité des médias que celle de l’ordinateur lui-même. Celui-ci cesse d’être simplement un calculateur, un mécanisme de contrôle ou un appareil de communication, pour devenir un processeur de données. Auparavant, il pouvait lire une rangé de nombre, sortir un résultat statistique ou la trajectoire d’une arme. Désormais, il peut lire la valeur des pixels, brouiller l’image, mettre au point son contraste ou vérifier si elle rend le contour d’un objet. Se fondant sur ces opérations de plus bas niveau, l’ordinateur peut également en exécuter de plus ambitieuses, comme par exemple rechercher dans diverses bases de données des images au contenu ou à la composition similaire à une image donnée, détecter des changements de plans dans un film ou synthétiser le plan lui-même, y compris le décor et les acteurs. Effectuant une boucle historique, l’ordinateur est revenu à ses origines. De machine analytique, tout juste bonne à traiter des nombres à grande vitesse, il est devenu un métier à tisser de Jacquard ; c’est-à-dire un outil de synthèse et de manipulation médiatique.

Notes

1 Cité in Beaumont Newhall, The history of Photography From 1839 to the Present Day, 4e éd., New York, MOMA, 1964, p. 18.

2 Beaumont Newhall, ibid., p. 17-22.

3 Charles Eames, A Computer Perspective : Background to the Computer Age, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1990, p. 18.

4 David Bordwell et Kristin Thompson, L’Art du film : une introduction, 2e éd. Francaise, trad. C. Béghin, Bruxelles, De Boeck, 2009, p. 20.

5 Charles Eames, op. cit., p. 22-27, 46-51, 90-91.

6 Ibid., p.120.