— Lev Manovich
Le fait que les deux trajectoires (l'évolution des médias modernes et celle des ordinateurs) aient des origines quasi contemporaines n'a rien d'étonnant. Les machines médiatiques et informatiques étaient l'une et l'autre absolument nécessaire au fonctionnement des sociétés de masse modernes. La capacité de diffuser les mêmes textes, images et sons à des millions de citoyens, inculquant ainsi des croyances idéologiques communes, était aussi essentielle que celle de garder une trace de leur certificat de naissance, du registre de leurs emplois successifs, de leur casier judiciaire ou de leur dossier médical. La photographie, le cinéma, l'impression offset, la radio et la télévision rendirent possible la première et l'ordinateur la seconde. Les médias de masse et le traitement des données sont des technologies complémentaires; elles apparaissent ensemble et évoluent côte à côte, rendant ainsi possible la société de masse moderne.
Les deux trajectoires suivirent longtemps des routes parallèles sans même se croiser. Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, de nombreux tabulateurs et calculateurs mécaniques et électriques furent mis au point ; ils devinrent de plus en plus rapides et leur usage se répandit. Selon un mouvement analogue, nous assistons à la naissance de médias modernes permettant, comme nous l’avons vu, le stockage d’images, de séquences d’images, de sons et de textes sous des formes matérielles diverses : plaques photographiques, pellicules, disques de Gramophone, etc.
Cette rencontre des deux trajectoires modifie aussi bien l’identité des médias que celle de l’ordinateur lui-même. Celui-ci cesse d’être simplement un calculateur, un mécanisme de contrôle ou un appareil de communication, pour devenir un processeur de données. Auparavant, il pouvait lire une rangé de nombre, sortir un résultat statistique ou la trajectoire d’une arme. Désormais, il peut lire la valeur des pixels, brouiller l’image, mettre au point son contraste ou vérifier si elle rend le contour d’un objet. Se fondant sur ces opérations de plus bas niveau, l’ordinateur peut également en exécuter de plus ambitieuses, comme par exemple rechercher dans diverses bases de données des images au contenu ou à la composition similaire à une image donnée, détecter des changements de plans dans un film ou synthétiser le plan lui-même, y compris le décor et les acteurs. Effectuant une boucle historique, l’ordinateur est revenu à ses origines. De machine analytique, tout juste bonne à traiter des nombres à grande vitesse, il est devenu un métier à tisser de Jacquard ; c’est-à-dire un outil de synthèse et de manipulation médiatique.
Notes
1 Cité in Beaumont Newhall, The history of Photography From 1839 to the Present Day, 4e éd., New York, MOMA, 1964, p. 18.
2 Beaumont Newhall, ibid., p. 17-22. 3 Charles Eames, A Computer Perspective : Background to the Computer Age, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1990, p. 18. 4 David Bordwell et Kristin Thompson, L’Art du film : une introduction, 2e éd. Francaise, trad. C. Béghin, Bruxelles, De Boeck, 2009, p. 20. 5 Charles Eames, op. cit., p. 22-27, 46-51, 90-91. 6 Ibid., p.120.